Il y a une image fondatrice chez Sepand Danesh : celle d’un départ qui ne se referme pas, d’un avion qui décolle mais ne semble jamais atterrir. L’exil, dès lors, n’est pas un événement passé mais un état continu — une traversée sans fin, une suspension entre deux mondes. C’est dans ce vertige que l’artiste a construit son langage visuel : un coin de mur sans sol ni plafond, espace nu où rien n’offre d’appui sinon une petite étagère peuplée de cubes, formes minimales qui deviennent autant de fragments de mémoire, de pensée ou d’identité. Dans ces scènes, les figures — écrivains, musiciens, personnages littéraires ou avatars de son propre récit — apparaissent figées dans un moment mystérieux, entre apparition et disparition. Elles incarnent une identité « bâtie sur l’impossibilité même de se définir ».
Pour La Traversée, Sepand Danesh pousse plus loin encore cette réflexion en faisant du funambule la métaphore centrale de l’exil. Car l’exilé, comme le marcheur suspendu dans le vide, avance dans un déséquilibre permanent : un pied dans l’avant, un pied dans l’arrière, déchiré entre la terre quittée et celle qui n’offre jamais tout à fait refuge. Le funambule devient alors l’image d’une identité en tension, toujours en recomposition — « une transformation de l’instabilité en force créatrice » : l’art du déséquilibre évoqué par Évelyne Grossman, qui irrigue toute l’oeuvre de Danesh.
Cette nouvelle série, pensée comme un passage, réunit des personnages eux aussi en errance — figures de la littérature, de la musique ou de l’histoire de l’art, mais aussi doubles de l’artiste, tous pixelisés, fragmentés, recomposés. Le Funambule lui-même, déjà présent dans une oeuvre antérieure, avance sur un fil dont chaque pas semble fait de décisions, de mémoires et d’hésitations. Ici, il devient le guide de l’exposition, celui qui traverse pour nous ces paysages mentaux où l’exil n’est plus seulement géographique mais intérieur.
Les stripes, bannière de la transgression et de la rupture selon Michel Pastoureau, réapparaissent comme des interférences visuelles, rappelant la violence du passage d’un monde à l’autre, les lignes de séparation, les frontières visibles ou invisibles. Les cubes, eux, prolifèrent comme des unités de reconstruction — blocs avec lesquels l’artiste reconstruit des identités brisées, comme dans Self-Portrait, où l’être se disperse et se reforme autour d’une flamme fragile.
L’exposition devient alors une traversée de figures funambules :
– celles qui attendent dans un espace sans horizon, comme les deux silhouettes d’En attendant Godot, suspendues dans une attente sans résolution, métaphore d’un temps figé entre deux appartenances ;
– celles qui portent un poids invisible, comme dans Quasi-Modo, où le fardeau prend la forme d’une masse verte, peut-être mémoire, identité ou perte ;
– celles qui se reflètent, se dédoublent, se cherchent, comme la Baigneuse qui se réassemble à travers le miroir, dans un geste de résistance et de survie.
La Traversée n’est donc pas un récit linéaire, mais une suite d’équilibres précaires, de gestes suspendus, de présences fragmentaires. L’exil y apparaît non comme une rupture, mais comme une trajectoire : un fil tendu dans le vide, sur lequel il faut avancer, un pas après l’autre, avec la conscience que l’équilibre — toujours recommencé — est déjà une forme de victoire.
Dans ce cheminement à la fois intime et universel, Danesh fait du funambule une figure de la création autant que de la survie. Marcher sur le fil, c’est inventer sa propre géographie, transformer le déséquilibre en respiration, et faire de chaque oscillation un acte d’identité.
La traversée continue...
